Le rôle de la confiance dans la gestion du risque d'incendie (2024)

1La confiance est souvent mobilisée pour séduire des consommateurs ou des actionnaires en quête de valeurs sûres. Étymologiquement, la confiance c’est la foi partagée. Le sens commun la voit donc comme une disposition d’esprit bienveillante à l’égard de quelqu’un. La littérature de gestion, quant à elle, la considère majoritairement comme le résultat d’un calcul rationnel. Selon Williamson (1993), cette confiance est vue comme le résultat d’anticipations multipériodiques. L’individu à intérêt à respecter la confiance sous peine de perdre sa réputation.

2Au-delà des querelles sémantiques, le rôle de la confiance est exploré tant en marketing qu’en finance, ou en management des systèmes d’information. En marketing, la confiance est considérée comme l’une des variables de la fidélité. En finance, elle apparaît comme un outil de gouvernance, tandis que les gestionnaires des systèmes d’informations l’associent à un ensemble de procédures de sécurisation des utilisateurs. Les travaux en stratégie ou en management sont, en revanche, moins nombreux. Pourtant, si les grands auteurs de théorie des organisations nous enseignent l’opportunité d’un management autoritaire dans le cas de réalisation de tâches simples (Lewin et Lippitt, 1938; Lewin et al., 1939; Woodward 1958), ils mettent aussi en avant la supériorité d’un management plus démocratique lorsque la complexité et l’incertitude augmentent (Mayer et Gavin, 2005). Or, le management démocratique requiert une part de confiance puisque la décision finale appartient aux exécutants (Mc Cauley, Kuhnert, 1992; Le Cardinal, 1997). La confiance est indispensable puisqu’«un individu fait confiance à un autre lorsqu’il renonce volontairement à des garanties fondées sur la coercition» (Nootebloom et al., 1997). La confiance pourrait-elle être le pendant inéluctable du management démocratique? Le management autoritaire serait-il incapable de confiance et inapte à la gestion des situations incertaines et complexes?

3Afin de savoir si la confiance est consubstantielle à un type de management particulier, il paraît intéressant d’étudier des cas où le management autoritaire n’est plus à démontrer, alors que les situations demeurent très incertaines. Pour ce faire, nous avons choisi de mener une étude auprès des pompiers lors de leur intervention sur des incendies. En matière d’incertitude, les incendies sont des cas pertinents. L’incertitude existe en effet sur les risques encourus par les équipes de sauvetage, la population et les dommages matériels. Elle porte également sur la date de survenance de l’événement, sa durée ainsi que les aléas météorologiques. Enfin, l’incertitude est d’autant plus présente qu’elle exige des interventions urgentes et efficaces. En matière de management autoritaire les pompiers, de par leur affiliation militaire pour certains (pompiers de Paris ou marins pompiers de Marseille), ou basés sur ce type d’organisation pour d’autres, présentent également un terrain intéressant.

4L’étude de cas, certes atypiques, mais où le caractère à la fois incertain et autoritaire est avéré, permettra d’isoler le rôle de la confiance, et par là même, offrira des pistes pour manager la confiance dans les organisations où l’incertitude est de plus en plus présente.

5Aussi, afin d’appréhender le rôle de la confiance lors de situations incertaines tenant compte d’un management autoritaire, nous étudierons de façon inductive six cas d’incendies survenus à Marseille (dans les Calanques ou le centre ville), Toulouse (AZF) ou Esparron sur Verdon entre 2001 et 2006.

6Après avoir présenté les spécificités des cas, nous analyserons la place de l’autorité, puis de la confiance dans la réussite des interventions, avant d’expliciter dans quels contextes confiance et autorité peuvent être conciliés.

7Avec 108914 interventions dénombrées en France, en 2005, l’action des pompiers est majeure dans l’extinction des feux de ville ou de forêt. Il existe en France 195000 pompiers volontaires, 45000 pompiers professionnels et 10000 pompiers militaires. Leur action étant mal connue, nous décrivons ci-dessous le plan d’intervention type utilisé en cas d’incendie.

8Le plan d’intervention illustre la chronologie des actions mises en œuvre par les pompiers. On y trouve principalement l’identification de la nature des situations et de leur niveau de dangerosité, l’élaboration et la mise en œuvre des moyens de protection (balisage, évacuation), l’identification des dommages matériels et humains, des moyens de sauvetage appropriés, le recours à d’autres équipes de secours.

9Pour les pompiers professionnels, comme pour les pompiers volontaires, l’organisation repose sur la base d’une hiérarchie militaire classique. Au sein des casernes, on retrouvera donc le chef de caserne, l’adjoint de caserne, les chefs, assistants et conducteurs de véhicules, les chefs et assistants d’agrées [1], les assistants aux victimes. Quel que soit leur grade, les pompiers peuvent, selon les besoins de l’intervention, effectuer des actions non directement liées à leur poste initial. En revanche, l’organisation des secours et le commandement des interventions sont assumés par le pompier le plus gradé se trouvant sur les lieux et qui devient ainsi le Commandant des opérations de secours (COS).

Échantillon. Nous avons effectué six études de cas différant de par leur localisation (ville ou forêt), leur nature (avec explosion, répétitifs), leur durée (un à trois jours) ou leur gravité (dommages matériels ou humains) (cf. détails dans l’encadré ci-après):

  • Cas 1 Somefor: feu de ville répétitif à Marseille, du 23 au 27 juillet 2005. Dommages matériels.
  • Cas 2 Docks des Suds: feu de ville, Docks des Suds à Marseille, le 6 septembre 2006. Dommages matériels et humains.
  • Cas 3 Esparron: feu de forêt à Esparron sur Verdon, les 7,8 et 9 août 2005. Dommages matériels et humains.
  • Cas 4 AZF: feu de ville avec explosion à Toulouse, le 21 septembre 2001. Dommages matériels et humains.
  • Cas 5 Calanques: actions quotidiennes de prévention, été 2005. Dommages matériels.
  • Cas 6 Arnal: feu de ville, un immeuble à Marseille, le 15 mars 2005. Dommages matériels et humains.

Le recueil des données [2] a été effectué au travers de trois des six sources de preuves identifiées par Yin (2003): l’entretien, l’observation directe et la documentation. Les entretiens, de nature semi-directive et historique, retracent le déroulement des événements, précisent les types d’actions mises en œuvre lors des interventions, leur organisation, le rôle des différents acteurs, leurs relations, l’influence du contexte extérieur. Dans l’ensemble, les entretiens portent sur des individus étant directement ou indirectement intervenus dans les cas d’incendies étudiés. Les pompiers interviewés recouvrent la quasi-totalité des postes existants au sein des casernes: chef de caserne, adjoint de caserne, chefs, assistants et conducteurs de véhicules, chefs et assistants d’agrées, assistants chargés de la protection et du sauvetage des victimes (cf. détails dans l’encadré ci-après). L’analyse des données issues des entretiens a été réalisée par analyse thématique de contenu (Bardin, 1998). Nous avons découpé les données en fonction des thèmes génériques (apparus de façon émergente au cours des premiers entretiens), puis avons effectué des regroupements analogiques. Nous avons par ailleurs effectué une analyse descriptive des interventions de pompiers.

Le rôle de la confiance dans la gestion du risque d'incendie (1)

DÉTAILS DE LAMÉTHODOLOGIE Détails des cas n Dommages Date Unité d’étude CAS Désignatiodu sinistre Feu de ville Destruction de 23,24,27 juillet Casernes de Somefor (répétitif) l’entrepôt (peinture, 2005 Louvin et de Saint Marseille solvants, toxiques) Pierre, Marseille Docks Feu de ville 5000 m2 d’entrepôts Caserne de La des Suds Docks des SudsMarseille détruits 6 septembre 2006 Bigue, Marseille Feu de forêt 1700 ha détruits Caserne d’Esparron Esparron Esparron 1600 évacués 7,8,9 août 2005 Esparon sur 650 hébergés Verdon Feu de ville avec Destruction de l’usine Caserne de AZF explosion 33 morts 21 septembre Rangueil, Toulouse 2500 blessés 2001 Toulouse Actions 50 foyers évacués Caserne de Calanques quotidiennes de Dommages naturels Été 2005 Luminy, prévention mineurs Marseille Destruction des Feu de ville derniers étages de Caserne Arnal Immeuble l’immeuble 15 mars 2005 Plombière, Marseille 35 évacués Marseille 1 blessé grave Détails sur le recueil des données mune CAS Entretienssemi-directifs Observations communesà tous les cas Documentation comà tous les cas Somefor 7 entretiens Réunions de répartitiondes tâches Rapport d’interventionTableau de service, de garde Réunions d’information Inventaire de matériel Docks des 6 entretiens sur la prévention des Procédures de contrôle du Suds incendies matériel Planning d’entraînement Réunion d’information sur Fiche Bilan VSAB Esparron 8 entretiens les premiers réflexes en (première assistance aux cas d’incendies victimes) Participation aux temps Fiche météorologique d’attente informels Fiche d’analyse ZI AZF 6 entretiens Observation de séances (déclaration description d’entraînement quotidien d’incendie) Fiche «retour Calanques 8 entretiens Observation de vérifica-tions matérielles d’expérience» (réaliséeaprès chaque intervention) Photos des incendies Statistiques officielles s Arnal 7 entretiens Cartes, vidéo concernant la prévention, lerisques et bilans d’incendies

10L’analyse descriptive des interventions met en exergue le déroulement chronologique, le rôle joué par les différents acteurs (équipes de pompiers, mais aussi gendarmerie, SAMU, agents de la sécurité civile, services hospitaliers). Nous avons également recensé l’ensemble des actions et les décisions-clés ayant influencé le cours des interventions. Au-delà des divergences liées à l’ampleur des interventions (durées et dommages), à leur nature (feu de ville ou de forêt), à leur organisation matérielle, certains résultats majeurs apparaissent.

11Le premier résultat concerne l’influence de l’environnement extérieur, météorologique ou matériel. Les difficultés, les imprévus, les changements auxquels sont confrontés les pompiers ne viennent pas de l’organisation interne de la caserne, mais du contexte extérieur. L’environnement météorologique peut modifier la nature, l’ampleur, la direction des feux. Un feu mineur dans des conditions de vent important peut se détourner de son chemin initial, devenir dramatique, «le feu de forêt, c’est une guerre de mouvement» (cas Esparron). Par ailleurs, le feu dégrade l’accès aux informations des individus. La fumée, le manque d’oxygène et le bruit cumulés aveuglent les intervenants et diminuent leurs capacités d’analyse. «J’ai regardé autour de moi, c’était un peu la panique, les gens couraient dans tous les sens, y avait de la poussière partout, c’était un peu l’apocalypse.» (cas AZF). L’environnement matériel joue également un rôle important sur le travail des pompiers. La circulation et l’accès aux bouches d’incendies sont régulièrement bloqués par les stationnements gênants et retardent les interventions. Les civils ralentissent et souvent alourdissent le travail des pompiers; «le problème, pour moi, c’est des gens inconscients; ils vont mettre en danger les pompiers qui sont là et leur vie aussi» (cas Esparron). Enfin, l’urgence des situations, la gravité des sauvetages, la mise en danger des pompiers eux-mêmes exigent des interventions un niveau particulièrement élevé d’efficacité.

12Le second résultat montre que l’organisation des casernes et des interventions est à la fois excessivement rigide, militaire et improvisatrice. La base de l’organisation repose sur la formation et l’entraînement des équipes. En dehors des actions sur le terrain, l’essentiel des journées est occupé à l’apprentissage du règlement, des plans d’intervention type, des manœuvres, à l’intégration des routines, des réflexes d’action. L’organisation est couramment qualifiée de militaire et hiérarchique par les pompiers eux-mêmes. «On est conditionné, c’est ça notre travail, être conditionné pour faire sur le terrain tout ce qu’on a appris et qu’on répète pendant les entraînements.» (cas Docks des Suds). Par ailleurs l’improvisation reste essentielle à l’efficacité organisationnelle. Bien que la structure hiérarchique soit pyramidale, les responsabilités peuvent évoluer en fonction des spécificités des interventions. «Une part d’improvisation reste nécessaire sur le terrain.» (cas Somefor). «C’est jamais la même intervention qu’on va mener, et vivre des situations toujours différentes, ça nous donne un esprit démerdard; on a un problème, on trouve une solution, on trouve toujours une solution sur tout.» (cas Calanques). De fait, les résultats montrent que l’improvisation est possible et efficace sur le terrain parce que tous les problèmes liés au fonctionnement de l’organisation ont été résolus en amont. Le matériel, la coordination entre les équipes, les modes de communication, les objectifs, les manœuvres, les méthodes, les règlements sont connus par l’ensemble des équipiers. Ce travail préparatoire permet sur le terrain d’être dégagé des aléas liés à l’organisation interne et de concentrer les actions sur l’adaptation permanente aux évolutions du feu et au contexte environnemental. «Sur un feu de forêt, on ne peut pas gérer, on est obligé de gérer à heure plus un ou heure plus deux parce que, même si on demande des moyens en hommes ou en matériel, le temps que ça arrive, le feu, lui, il aura progressé; on est obligé de s’organiser pour aller attendre le feu à tel endroit. C’est ce qui différencie un feu d’une autre intervention où la victime, par exemple, ne bouge pas, et où on applique des procédures établies.» (cas Esparron).

13Le troisième résultat montre l’importance stratégique de la gestion centralisée des informations. Dans un environnement incertain et risqué, les informations sont nombreuses, changeantes mais primordiales. La centralisation des informations permet d’éviter les confusions et les pertes de temps provoquées par la contradiction, la discussion, la contestation. L’information est centralisée par le COS (commandant opérationnel des secours), le CODIS (Centre opérationnel département d’incendie et de secours), le VPC (véhicule poste de commandement), et le PC (Poste de commandement). «Le PC est le point-clé de centralisation et de transmission de l’information. Tous les chefs de commandement prennent leurs ordres par le VPC, qui est aidé par le PC.» (cas Esparron). Les informations sont résumées sous forme de fiches mémos types, les messages transmis par radio sont codifiés sous forme de phrases types et enregistrées. Les informations sont transmises partiellement aux parties intervenantes. «Seul le PC connaît tout sur la situation et connaît l’évolution. Cela peut engendrer du stress.» (cas Esparron). Ce n’est qu’une fois l’intervention achevée que les équipes prendront connaissance et conscience de l’ensemble des informations, que les analyses pourront être discutées, les actions et manœuvres évaluées et repensées.

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«Le meilleur gouvernement est celui d’un seul chef.»
Saint Thomas d’Aquin

15Au sein des cas étudiés l’autorité est concentrée dans les mains d’un commandant, seul décisionnaire. Les échelons hiérarchiques visent à transmettre les ordres et à s’assurer de leur mise en œuvre effective. Au regard de l’analyse de contenu, trois effets majeurs de l’organisation hiérarchique sur le déroulement des interventions de pompiers sont mis en exergue. On retrouve ici l’organisation scientifique du travail (Taylor, 1947) où la hiérarchie est conçue comme un moyen de coordination et un outil incontournable d’efficacité organisationnelle.

16Tout d’abord, l’organisation permet à chacun de ses membres d’identifier très précisément les responsabilités de chacun. «Il faut bien avoir une base de travail pour définir les postes des hommes, leurs champs d’action, leurs responsabilités, leur rôle.» (cas Somefor). La hiérarchisation permet de définir très clairement les rôles, l’organisation quasi militaire et la discipline permettent d’être certain que chaque personne restera à sa place et interviendra selon des consignes connues de tous. «La délimitation de notre zone d’intervention est précise, chacun sait au moment de l’appel où il doit se rendre, et les ordres de mission sont donnés dans le camion.» (cas Docks des Suds). «Il faut savoir une chose, c’est qu’avant d’agir par nous-mêmes, on doit respecter la hiérarchie; c’est très important, on doit toujours se référer au plus gradé, ça évite tout débordement.» (cas Docks des Suds).

17Par ailleurs, l’organisation interdit toute participation aux décisions pendant les interventions. «Si moi je lui dis de rentrer dans le feu, il doit pas se poser de questions.» (cas Arnal). De même dans le cas d’Esparron, «il y a une question qu’on ne pose plus, c’est pourquoi? Si quelqu’un te dit de dégager, tu dégages, tu ne demandes pas pourquoi. Le pourquoi c’est après.» L’objectif est clairement affiché, les actions de protection et de sauvegarde ne peuvent être retardées par les doutes et les hésitations. Il est interdit de contester un ordre avant ou au cours de sa réalisation. «On peut discuter pendant l’intervention, mais la discussion, elle, ne dure pas des heures, elle doit être directive, dans toutes les situations y a pas de temps à perdre.» (cas Calanques). «Pendant l’intervention, on ne discute pas, on me donne quelque chose à faire, je ne réfléchis pas, je le fais.» (cas Arnal). D’ailleurs, comment discuter les ordres venant d’une hiérarchie faisant référence à un «commandement sacré»? [3].

18Enfin, la hiérarchie vise à assurer la cohérence interne de l’organisation en maîtrisant les initiatives individuelles. Il s’agit alors d’instaurer l’ordre via l’autorité et la division des tâches. «Personne ne doit prendre d’initiatives personnelles, mais (chacun doit) rester toujours en contact radio.» (cas Docks des Suds). «Un ordre c’est une voix, si cette voix est imposée par un supérieur, ce n’est pas pour rien.» (cas Docks des Suds). Les aléas sont éliminés le plus possible pendant les périodes d’intervention. Cette cohérence par ailleurs est essentielle au maintien de la sécurité des équipes: «L’accident, il survient quand on a donné une mission à quelqu’un et qu’il dévie de cette mission-là. Si vous dites à quelqu’un: je te donne pour mission d’intervenir, d’éteindre le feu sur cette parcelle-là, et que vous avez donné à un avion comme mission d’éteindre une autre parcelle, si jamais cette personne ne respecte pas vos ordres et change d’emplacement, il va y avoir un accident.» (cas Esparron).

19Les cas de management des pompiers corroborent donc la conception hiérarchique du management des organisations. Pour autant, et contrairement au mode hiérarchique classique, les situations étudiées montrent que la hiérarchie ne peut explicitement contrôler l’action des pompiers pendant les périodes d’interventions. L’urgence des situations, les enjeux humains liés au sauvetage des personnes, les aléas et incertitudes engendrées par des contraintes changeantes, empêchent en effet le recours aux méthodes classiques de contrôle. Dans ce contexte, la confiance joue un rôle majeur. Elle peut pallier les difficultés de contrôle en offrant un mode de coordination alternatif.

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«On est plus souvent dupé par défiance que par confiance.»
De Retz

21En dépit de l’organisation autoritaire, «la confiance c’est la base du travail, faut avoir une confiance presque aveugle» (cas Arnal).

22La description des spécificités organisationnelles a montré que le métier de pompier était particulier compte tenu des enjeux humains qu’il implique. Or, l’analyse de contenu met en exergue les liens existant entre ces particularités de métier et le rôle de la confiance, en tant que disposition d’esprit bienveillante à l’égard d’autrui. La confiance permet d’une part aux individus d’agir. Elle s’inscrit d’autre part dans les rouages interorganisationnels et interpersonnels du quotidien de travail.

23Les analyses montrent que la confiance permet aux individus d’intervenir ensemble dans des contextes incertains et urgents. «Quand quelqu’un arrive dans la caserne, on essaie de lui montrer les manœuvres, on l’entraîne pour qu’il ait cette confiance. S’il y a un problème, on sait qu’il y a toujours l’autre qui est là pour t’aider.» (cas Arnal). La confiance permet la flexibilité: «Celui qui te donne une mission, il ne veut pas savoir comment ça va être réalisé, car c’est celui qui a à la réaliser qui s’en charge.» (cas Esparron).

24Par ailleurs, la confiance joue un rôle essentiel dans le processus de création de sens (Weick, 1969). Suite à l’accident d’AZF et pendant le feu qui suivit, le directeur du SAMU de la Haute Garonne confie: «Au sein de Rangueuil, j’avais confiance, même si nous n’avions pas prévu des dégâts.» (cas AZF). Le sens créé donne alors aux individus un cadre interne de pensée et d’action qui permet de réduire certaines formes de doutes, d’hésitation. «Parfois, il peut y avoir des priorités qui nous échappent. Mais on collabore tous.» (cas Esparron). Selon Weick (1993), la présence de cadres d’interprétations collectifs permet d’éviter les pertes de repères, les comportements de panique, et à terme les dérives accidentelles. A contrario, l’effondrement des systèmes interprétatifs crée des situations à risques, ce qui fut illustré dans l’incendie désastreux de Mann Gulch décrit par Weick (1993), où 13 hommes ont trouvé la mort.

25Les résultats permettent également d’identifier plusieurs niveaux de confiance. Au niveau interorganisationnel, la régulation se fait par les normes et les valeurs. Les individus s’engagent dans le métier de pompier avec une confiance initiale dans l’institution (Mcknight et al., 1998) et sont regroupés autour de valeurs et d’objectifs communs (Kramer et al., 1996). On est proche de l’organisation clanique de Ouchi (1980), où le contrôle social joue un rôle-clé favorisant l’implication et la coopération de ses membres. Dans le métier de pompier, des valeurs professionnelles fortes comme la passion et le sens de l’équipe sont mises en avant. Être pompier, c’est aimer son métier: «Déjà, on aime ça. Moi c’est une passion depuis petit, mon père et grand-père étaient pompiers donc, euh… c’est une passion.» (cas Esparron). Être pompier, c’est un travail d’équipe. Plusieurs citations vont dans ce sens: «Être pompier c’est la confiance dans l’équipe. (…) La confiance en son équipe est importante. Respect, confiance et prise en compte de la vie personnelle de ses coéquipiers. (…) Mais c’est vrai qu’heureusem*nt qu’on est une bonne équipe, parce que bon, des fois il y a des interventions qui sont costauds. (…) On est une équipe donc ça c’est bien.» (cas AZF).

26La confiance est également opérée au travers des règles instituées et intégrées par les pompiers. Parce qu’ils sont encastrés dans un environnement social, pour reprendre l’expression de Granovetter (1985), les pompiers suivent des règles. La confiance fait partie de ces dernières. C’est un «ciment structurel» (Huault, 1998). Elle apparaît comme un mécanisme intégrant naturellement la notion d’intérêt collectif. «C’est important de savoir qu’on est une équipe et qu’on peut compter sur nos équipiers comme ils peuvent compter sur nous.» (cas Calanques). La description des actions quotidiennes et des interventions va également dans ce sens. «Si le chef qui est plus haut en grade oublie de mettre son casque, je vais lui dire: va mettre ton casque. Même si il est plus gradé que moi, chacun fait attention à l’autre, c’est comme une fourmilière, on est responsable de l’un, de l’autre et de soi-même.» (cas Esparron). «Le rôle du chef d’agrée, c’est qu’il n’arrive rien à son équipe. La protection du personnel c’est ce qui compte. C’est la première des notions qu’on nous apprend: la protection du personnel, et ensuite des biens et des personnes qui sont avec nous.» (cas Esparron).

27Qu’elle s’appuie sur des règles formelles ou qu’elle soit fondée sur des valeurs communes, la confiance est un phénomène qui se renforce et s’inscrit dans le temps. «La confiance dans l’équipe et le travail d’équipe sont les bases du métier. Elles s’acquièrent pendant la vie en communauté (36 h d’affilées avec une nuit d’astreinte à la caserne), lors des entraînements et des interventions.» (cas Arnal). «Si il y a un gars dans la merde on va pas le laisser, il y a personne qui le laissera dans la merde, on soutient des gens qu’on ne connaît pas, alors entre nous…» (cas Calanques).

28La confiance que les pompiers ont en leurs supérieurs hiérarchiques est également liée au temps d’expérience. «C’est le vécu qui permet de réagir.» (cas Calanques). Plus un pompier aura passé de temps en casernes, plus il aura vécu d’interventions et d’expériences, plus il sera estimé par ses équipes. L’expérience est garante de la confiance collective. «La valeur expérience est très importante chez les pompiers, c’est-à-dire qu’une personne expérimentée aura de toute façon beaucoup de considération de la part des jeunes engagés.» (cas Calanques). «Je pars serein car j’avais confiance en mes supérieurs hiérarchiques, ils sont plus expérimentés.» (cas Arnal).

29Au sein des pompiers se trouve donc un premier niveau de confiance de nature interorganisationnelle. La valorisation de l’institution, de l’équipe, de l’expérience, sont pour ses membres gage de confiance.

30Un second niveau de confiance est également valorisé, il s’agit de la confiance interpersonnelle pour laquelle la camaraderie tient un rôle majeur.

31Le temps passé au sein des casernes nous a permis de constater la nature amicale des relations. La bonne humeur, les blagues, la camaraderie dominent les périodes d’entretien du matériel ou d’entraînement. Le tutoiement est généralisé. Cette camaraderie s’explique par le temps passé ensemble, les longues périodes de gardes (36 heures d’affilées), les expériences vécues et les relations personnelles développées en dehors des périodes de travail. Les difficultés liées au contact avec la mort créent également une complicité, un dévouement, des valeurs communes excessivement fortes. «Quand on a fait le feu avec les camarades, ça nous rapproche, et plus on fait d’interventions, plus on a confiance les uns dans les autres. Ça fait des liens.» (cas Arnal). Les pompiers sont d’ailleurs amenés à se confier à leurs coéquipiers lorsque le contact avec la mort devient trop difficile. Ils préfèrent ce mode informel de communication plutôt que le soutien formel proposé par le psychologue de la caserne.

32Comme le proposent Atkinson et Butcher (2003), la conception calculatoire de la confiance doit être ici complétée par l’analyse des différentes facettes inhérentes aux relations interpersonnelles. L’historique relationnel rend alors possible la prévision des comportements et l’instauration progressive de la confiance (Usunier et Roger, 1999). «On est presque toujours avec les mêmes équipes, c’est plus facile de rester avec les mêmes personnes. Je sais que je demande quelque chose à quelqu’un que je connais, je sais que ce sera fait.» (cas Arnal). Plus encore, Neuville (1998) considère que la confiance interindividuelle est parfois plus efficace que la confiance institutionnelle, les décisions et actions étant généralement prises par ajustement mutuel ou interpersonnel. Par ailleurs, la camaraderie favorise également la confiance en soi dans la mesure où les individus entretiennent une bienveillance les uns vis-à-vis des autres. En cas d’erreurs, les individus ne craignent pas d’être sanctionnés par leurs collègues. Craignant moins le jugement des autres ils peuvent plus facilement développer leur confiance en eux. «Les pompiers veulent des hommes qui ont confiance en eux.» (cas Docks des Suds).

33Les différents types de confiances identifiés renvoient aux deux aspects de la confiance de Ring et Van de Ven (1992), à savoir calcul individuel et règles collectives.

34D’un côté la confiance peut être envisagée comme la résultante d’un calcul individuel: elle est nécessaire au bon fonctionnement de l’équipe en action. L’individu tire directement les bénéfices de cette confiance mutuelle puisqu’elle est garante de sa sécurité. Dans ce cas, la confiance est prédictive d’un comportement plus sécuritaire. Chacun a intérêt à être attentif à la sûreté de son coéquipier pour pouvoir à son tour profiter de sa vigilance.

35La confiance peut également être vue comme une règle collective. Parce que l’individu appartient à un réseau social, il en intègre les règles. Ici, l’une d’entre elles est la confiance. Dans les relations amicales, le soutien est implicite et préalable. La confiance est presque inconditionnelle l’erreur y est même acceptée. Il y a donc bienveillance vis-à-vis de l’autre, d’où une attitude différente du calcul.

36Dans la première partie nous avons détaillé les spécificités de l’organisation des pompiers:

  • influence forte de l’environnement extérieur,
  • acteurs multiples,
  • management comportant une dimension autoritaire et improvisatrice,
  • connaissance parcellaire des informations par les principaux protagonistes.

37Ces spécificités se retrouvent dans de nombreuses organisations contemporaines. Aussi même si les pompiers demeurent un cas comportant des dynamiques a prioriparadoxales au sens de Yin (2003) difficilement généralisable, il paraît opportun d’en discuter les résultats pour en souligner leurs applications pour l’organisation.

38La question qui se pose ici est celle du degré de flexibilité nécessaire à la survie de l’organisation: l’organisation doit être réactive tout en respectant une ligne de conduite. Or, pour atteindre cet objectif, les cas étudiés concilient deux formes de coordination considérées par la littérature comme antagonistes: autorité et confiance.

39Selon Aoki (1984), la firme J. tient sa force de la tradition égalitariste japonaise, conduisant naturellement les individus au partage et au consensus. Dans cette firme, la hiérarchie n’est pas nécessaire, les décisions étant culturellement partagées par les membres de l’organisation. Dans le cas des pompiers, la confiance se juxtapose pourtant à la hiérarchie «On assure la gestion psychologique entre nous. Et puis, pour ne pas être submergé par nos émotions, on a un management qui consiste en des ordres simples par équipe. On se fixe un objectif par un objectif, on préfère ne pas se mettre de pression inutile.» (cas Docks des Suds). La hiérarchie est non seulement compatible avec la confiance mais prend appui sur celle-ci: «Disons que si on part sur une intervention où on sait que chaque personne doit faire son boulot, il faut avoir confiance. On sait que chacun est capable de faire son travail.» (cas Calanques). Ainsi la confiance permettrait de réduire l’angoisse liée à l’affrontement de situations incertaines. Donnant aux individus des points de stabilité sur lesquels s’appuyer (Niklas et Lukas, 2006) elle encouragerait leur engagement et leur participation (Morgan et Zeffane, 2003).

40L’intérêt de combiner autorité et confiance est majeur pour l’organisation (Dwivedi, 1983). Le contrôle organisationnel est réalisé à moindre coût, pour une efficacité identique.

41En effet, le rôle traditionnellement dévolu à la hiérarchie regroupe l’organisation des tâches et le contrôle de leur exécution. À partir du moment où la confiance guide les comportements, il devient inutile de vérifier l’exécution des tâches. L’organisation gagne donc en coûts de contrôle ex-post(Charreaux, 1998; Emsley, 2006) celui-ci étant remplacé par un entraînement préalable fréquent et intensif. Les tâches sont par ailleurs réparties avec plus de pertinence; un contrôle efficace ne pourrait être effectué en période de crise, tandis que les périodes de calmes sont propices à l’entraînement. Dès lors, un gain de temps précieux pour la firme hiérarchique traditionnelle peut être relayé par l’entraînement lors des périodes calmes. Aussi, lorsque les conditions environnementales réclament le maximum d’efficacité, aucune perte de temps n’incombe au contrôle.

42Pour toutes les organisations alternant des périodes calmes suivies de période de travail intense (négociation de contrats, livraison et mise en place de produits chez le client, forte saisonnalité, etc.), la combinaison hiérarchie et confiance (avec des entraînements en amont évitant le contrôle expost) semble une piste prometteuse.

43Comme nous l’avons vu dans l’étude de cas, le réseau social joue un rôle-clé. On rejoint ici la notion de coordination culturelle au moyen d’un système de valeurs partagées proposée par Ouchi (1980) et nommée forme Z ou «clan». Dans les cas étudiés, il semblerait que la forme Z d’Ouchi se juxtapose à la forme Ad’Aoki. Alors que la forme A réduit l’incertitude et le stress pour les exécutants, la forme Z assure la coopération de tous.

44Si l’on s’intéresse à la confiance proprement dite, il apparaît dans nos cas, et conformément aux enseignements de la littérature, qu’elle permet aux individus d’intervenir ensemble dans des contextes difficiles et stressants. Cette confiance, permettant aux individus de résister aux situations incertaines et stressantes, mérite d’être explorée en management.

45Dans les cas étudiés, la confiance porte sur différents niveaux:

  1. la confiance en soi permet aux individus d’agir dans des environnements incertains,
  2. la confiance interpersonnelle crée un climat propice au soutien et à la solidarité,
  3. la confiance hiérarchique favorise le respect et l’application des consignes de travail,
  4. la confiance institutionnelle légitime le respect des outils (matériel), des modes d’action et de l’organisation des casernes.

46On peut alors s’interroger sur une graduation des confiances. La confiance dans l’institution, la hiérarchie, les relations interpersonnelles sont-elles préalables à la confiance en soi? Un parallèle pourrait être alors effectué entre la pyramide des besoins de Maslow (1954) et une pyramide de la confiance.

47Dans ce cas les organisations devraient en premier lieu assurer la satisfaction des premiers niveaux de confiance pour envisager à terme le développement de la confiance en soi propice à l’action dans des environnements incertains. Dans le cas contraire, quelles seraient les relations entre les différentes formes de confiance? Quelles dimensions l’organisation devrait-elle privilégier pour favoriser les capacités d’action dans l’incertitude? Certains individus sont-ils aptes à développer un niveau élevé de confiance en soi indépendamment de leur environnement managérial et institutionnel? Quels parallèles effectuer alors avec les recherches portant sur la personnalité des individus créatifs?

Figure 1

Le rôle de la confiance dans la gestion du risque d'incendie (2)

Figure 1 PYRAMIDE DE LA CONFIANCE

48L’étude du management des pompiers lors de leur intervention sur des incendies révèle que l’environnement incertain et risqué de travail conduit naturellement les individus à se rassembler autour de valeurs communes fortes. Cohésion, solidarité, esprit d’équipe sont mobilisés pour faire face aux agressions extérieures. Alors que la littérature de gestion oppose autorité et confiance, on trouve dans les cas étudiés un management basé sur ces deux éléments. L’organisation militaire offre de l’efficacité par la claire répartition des tâches, mais la réalisation effective de ces dernières est issue de la confiance.

49Dès lors, les organisations hiérarchiques pourraient intégrer la confiance dans leurs processus managériaux. Les cas nous renseignent également sur les conditions sous-jacentes à la mise en place de cette confiance. Les équipes de travail doivent avoir des objectifs communs, la cohésion sociale doit être bénéfique pour chacun, un long travail en commun doit permettre à la confiance de se développer. Au vu des enseignements des cas, la création et le maintien de relations interpersonnelles solides favorisent la confiance. Cette confiance garantit les individus du soutien de leurs collaborateurs et participe à la réussite du projet. La gestion par projets qui impliquent souvent de forts enjeux individuels et collectifs entre dans ce cadre, dès lors que la confiance peut s’y développer.

50Pourtant, la majorité des organisations ne permet pas ou peu de favoriser la confiance. Les situations sont nombreuses où la pression est forte et les individus peu soudés. Plusieurs raisons peuvent expliquer cela. Tout d’abord, l’objectif n’est que rarement le même pour tous. Le contexte économique externe menaçant l’employabilité favorise un comportement opportuniste et individualiste des organisations comme des salariés. Le salarié gère sa carrière indépendamment d’une entreprise particulière tandis que l’entreprise utilise de manière opportuniste ses ressources salariales. Ensuite, l’expérience, l’expertise technique sont souvent dévalorisées au bénéfice des carrières de managers et de la polyvalence. Enfin, les relations interpersonnelles ont du mal à se construire du fait du turnover. Autant de pistes de réflexion pour augmenter l’efficacité de l’organisation dans les situations incertaines et entendre ses salariés dire: «Dans une grosse intervention, on est tous copains, tous soudés!» (cas Calanques).

  • [1]

    Les chefs et assistants d’agrées sont responsables du matériel.

  • [2]

    Les auteurs tiennent à remercier la promotion 2006 d’Euromed Marseille ayant suivi le cours «Complexité et management» pour leur aide lors du recueil des données.

  • [3]

    Hiérarchie, issue du grec «hieros» (= sacré) et «arkhein» (= commander).

Le rôle de la confiance dans la gestion du risque d'incendie (2024)

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